Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Le lancinant problème du droit de propriété ou le nœud gordien

 

A la veille de la colonisation le paysage juridique agraire en Algérie, comportait quatre types principaux de terres dont un seul se rapprochait du droit de propriété individuelle (terres melk). Les trois autres étant fondés soit sur la propriété indivise de la tribu, du beylik, c'est‑à‑dire le domaine de l'État, ou de la fondation religieuse.

 

La colonisation a immédiatement bouleversé le cadre juridique et les rapports entre l'homme et la terre. Le droit musulman, en vigueur depuis douze siècles, établit des relations particulières entre la terre et l'homme. La terre nourrit. Elle ne procure pas de profit, contrairement à la pensée physiocratique. Elle procède d'un foyer, d'une batterie de bœufs... C'est une conception qui part de la possession, constate l'usufruit et ses liens avec la communauté. La propriété n'est utile que par le groupe. Elle ne peut être qu'indivise. En lui appliquant la législation napoléonienne, c'est‑à‑dire, l'intégration au cadastre et le titre de propriété individuelle, le paysan algérien s'est trouvé littéralement éjecté dans un univers fait de ruptures : rupture avec la terre, rupture avec sa communauté. A. De Tocqueville dira, dans un rapport de 1847, appréciant à leurs justes valeurs socioculturelles ces bouleversements ‑ « C'est‑à‑dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu'elle n'était avant de nous connaître. »

 

Première révolution agraire qui rend le paysan étranger à la terre. Entre le 8 septembre 1830, date du premier arrêté sur la propriété terrienne et 1900, l'on dénombre sept grands textes de lois sur ce sujet. La conséquence directe fut une extension de la propriété européenne à près de deux millions d'hectares en 70 ans. Au 1er novembre 1954, cette superficie s'élèvera à trois millions d'hectares.

 

C'est aussi le début d'un « sauve‑qui‑peut », de la campagne vers les villes. « Il ne faut pas courir après les Arabes, disait le Général Bugeaud, il faut les empêcher de semer, de récolter, de pâturer »

[1]


. Ce véritable séisme [ii] n'a pas fini de faire sentir ses effets et constitue jusqu'à ce jour un problème incontournable pour toute politique de développement.[iii]

 

La colonisation a provoqué, ainsi, une véritable révolution par le droit de propriété individuelle.[iv] Les expropriations qui en ont résulté, ont touché des familles, des tribus ou des clans, mettant ainsi l'individu dans l'obligation de sortir du groupe pour survivre. Le paysan se « clochardise ».

 

L'agriculture coloniale qui naît alors imprime une empreinte qu'il sera bien difficile, plus tard d'assumer. Elle est fondée, d'abord et avant tout, sur l'appui de l'État qui fournit le crédit et garantit l'écoulement des produits. En 130 ans de colonisation, il est pratiquement impossible de trouver une faillite d'un colon. «... La terre d'Algérie fut moins un front de pionnier qu'un placement ou une spéculation. » (Ageron)

 

C'est ainsi qu'apparaît un secteur moderne axé principalement sur les grands domaines, (6385 exploitants possédaient près de 2,4 millions d'ha soit 87 % des terres de colonisation, et obtenaient 70 % du revenu brut), et sur l'assolement biennal avec jachère, les céréales, la vigne, et les agrumes. Tandis que les cultures maraîchères, sur de petites exploitations, bénéficient d'une main-d’œuvre abondante qui s'est agglutinée autour des villes.

 

Autant de productions dont l'écoulement, sur le marché de la métropole, est garanti par l'État. Sinon comment expliquer qu'une production annuelle de 14 millions d'hectolitres de vins, représentant 50 % des exportations, puisse être refusée sur le marché français ‑ c'est ainsi depuis 1963 ‑ sans que celui-ci en souffrit ! Le déclin des cultures vivrières, du cheptel ovin et bovin, de la production d'huile d'olive ont commencé avec la colonisation.[v]

 

Et l'Algérie n'aura d'autre choix, à l'Indépendance, que de poursuivre le même schéma d'exploitation soit en vendant ces domaines (à qui ?), soit en les exploitant collectivement, posant ainsi à nouveau le lancinant problème du droit de propriété. Dans tous les cas l'État ne pourra pas offrir les garanties de débouchés pour une production impossible à consommer localement.

 

Les prémices de la dépendance alimentaire et de la régression de l'activité du secteur agricole étaient en germe depuis longtemps. Ce qui sera aggravé par l'absence de politique agraire, cohérente et suivie, au fil des ans ; l'Algérie consacrant, alors, une grande part de ses recettes pétrolières à importer des produits de l'agriculture, comme si elle devait éternellement indemniser le marché international pour avoir nationalisé ses propres terres !

 

Mais, plus gravement, l'économie coloniale avait fait disparaître le paysan ! En 1954, il y avait 1 million d'Algériens chômeurs ruraux et seulement 112 000 d'entre eux ouvriers agricoles travaillant au moins 180 jours par an. Le processus avait rendu l'homme étranger à la terre. Faute de l'avoir compris, beaucoup de moyens ont été investis dans la terre alors qu'il aurait fallu d'abord les investir dans l'homme, qui ne savait plus travailler la terre, parce qu'il ne la possédait plus depuis plus d'un siècle. Et le retour ci, la terre n'a jamais été une tâche aisée nulle part, même dans les familles paysannes.

 

Les deux civilisations diffèrent et s'opposent par leurs techniques, leurs langues, leurs modes d'organisation sociale et politique. Aussi, pour assurer la pérennité de sa présence et de son autorité, la colonisation se donne comme objectif la mise en oeuvre d'un vaste mouvement d'unification et d'implantation à travers le territoire. L'Algérie est organisée en départements français, contrairement aux deux pays voisins qui garderont, de par leur statut de protectorat, des traces, assurément très pâles, de l'organisation administrative, des fonctionnaires et des textes de lois antérieurs. Ainsi commence le mouvement profond de centralisation et de lutte contre toute forme de gestion par des pouvoirs intermédiaires.



[1]  Cité par Ch. R. Ageron, op cit, p. 18.

 

[ii]  Séisme accentué pendant la guerre de libération par le regroupement

 

[iii]  En 1962, 20% de la population vivait dans les villes. Ce taux est passé à 55% en 1992.

 

[iv] En procédant à la collectivisation des terres après l'indépendance l'on a ignoré que la propriété ante coloniale s'appliquait à des tribus             et des clans homogènes. Les collectifs de l'autogestion et des coopératives n'étaient plus que des regroupements d'individus déracinés. D'où l'absence d'homogénéité de ces collectifs.

 

[v] [v] Voir les statistiques fournies dans Ageron, op cit, p. 81.

 

 

Tag(s) : #Algérie
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :