Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

……..la fragmentation postcoloniale des grandes narrations modernistes a pu faire émerger une série d’autres histoires, aux voix dissonantes et parfois antagonistes, racontées par celles et ceux qui sont marqués par leurs différences. Ces voix dissonantes sont les voix de l’Autre : des femmes, des colonisés, des groupes minoritaires, des migrants, des marginaux, des subalternes.

Dans Can the Subaltern Speak( [8]), Gayatri Spivak voit dans la « femme du Tiers-monde » la véritable figure de la subalternité dans l’histoire coloniale. Représentée par le patriarcat local, par le colonisateur, mais aussi par le féminisme occidental, la « femme du Tiers-monde » ne peut parler par elle-même. Elle n’est pas incapable de parler, et elle a de fait parlé, mais selon Spivak, elle n’a pas l’espace pour s’exprimer. Invisible parmi les invisibles, subalterne parmi les subalternes, la « femme du Tiers-monde » n’existe qu’à travers le discours de ceux qui la représentent et ne peut donc pas atteindre le statut d’une subjectivité pleine et autonome.

 

Les féminismes du Tiers-monde ont critiqué et déconstruit le sujet « femme » pour penser « les » femmes, pour penser les hybridations des sexes et des genres, ainsi que les métissages. C’est aussi le fait de penser chaque individu comme multiplicité qui rend possible de penser des identités fracturées, non figées, mouvantes, déviantes.

 

Alice Walker écrivait : « Nous sommes africains et trafiquants d’esclaves, indiens et colons. Nous sommes oppresseurs et opprimés… nous sommes les métisses du Nord de l’Amérique. Nous sommes noirs, mais aussi, nous sommes rouges. De prétendre de fonctionner comme un seul alors que dans la réalité on est deux ou trois, conduit à la maladie mentale : les nous ont montré cette folie. »( [9])


…….. 
Parmi les questions posées par ces Narrations postcoloniales émerge celle de la production culturelle des outsiders  : les minorités qui, pour des raisons historiques, culturelles ou politiques, se trouvent aux marges du pouvoir et des circuits de la production du savoir. Les narrations dont traite ce dossier sont situées dans un espace intermédiaire, où s’articulent les différences culturelles et où les notions courantes d’identité apparaissent fragmentées, instables et inadaptées.

 

La relation complexe à la culture dominante apparaît comme l’un des traits caractéristiques de ces narrations : le sujet de ces récits s’exprime dans la langue du colonisateur, il utilise les instruments et les stratégies, discursifs ou visuels, élaborés dans la culture dominante. On pourrait dire, avec Deleuze et Guattari, que les narrations dont il s’agit dans ce dossier sont des narrations mineures, dans le sens où elles sont caractérisées par leur production à partir d’une condition de marginalité au sein d’une culture ou d’une langue dominante( [12]). Si une littérature mineure exprime sa différence dans sa relation à la culture dominante, c’est à partir de cette différence qu’un point de vue minoritaire peut imaginer une autre communauté et forger les outils d’une résistance possible.


La question posée par Spivak garde toute sa force : les subalternes peuvent-elles parler ? En refusant le caractère originaire et pur du langage – de l’identité nationale, mais aussi des identités genre et de sexe – Jacqui Alexandre et Chandra Talpade Mohanty( [13]) ont montré comment le sujet postcolonial produit des langages minoritaires. Les subalternes parlent, malgré le langage dominant. Ces langages minoritaires ne produisent pas seulement des distorsions de sens, mais aussi de nouvelles significations. Le statut du langage est frontalier : il est toujours le produit d’une traduction, d’une contamination, d’un déplacement( [14]). Faire entendre la voix de ceux pour qui le texte écrit est étranger à la tradition culturelle :…« Ces Narrations postcoloniales traitent des histoires racontées du point de vue de producteurs culturels marqués par la différence ; une différence qui peut être, selon les cas, produite culturellement et historiquement, assumée par le sujet ou ressentie comme imposée, mais qui demeure tout de même une question centrale dans les textes ici rassemblés. La différence est revendiquée comme point de départ du processus de subjectivation et elle opère activement dans la construction d’une stratégie de résistance.

…..

Le projet Narrations postcoloniales s’efforce de penser la narration dans un sens élargi, dans sa dimension à la fois critique, théorique et esthétique, et c’est pourquoi il implique à la fois théoriciens, écrivains et artistes. Un des bénéfices qu’on pourrait en attendre est que puisse être utilisé « hors académie » ce terme et ceux qui pourront lui être apparentés. En somme : donner à la constellation de textes, d’images, de pensées, de manières d’être, d’aimer, de produire, de désirer, des espaces écologiques qui ne seraient pas limités à la seule « université » et à ses annexes. Nous voulons des lecteurs et des lectures bigarrés, déscolarisés, désarmés, nous ne voulons pas entrer dans les controverses qui secouent ce champ sinon par effraction. »

..

Si le postmodernisme et le post-structuralisme sont la référence théorique forte pour la critique postcoloniale, ils se sont forgés au début des années 1960, bien plus qu’en 1968. Jean-François Lyotard, tout comme Jacques Derrida ont été marqués à jamais par l’expérience de la guerre d’Algérie. On se souviendra de La Guerre des Algériens. Écrits 1956 – 1963, édité seulement en 1989, tout comme du « petit juif noir et très arabe », nomade pour toujours. Mais encore, autre référence fondamentale : Frantz Fanon. La question postcoloniale n’est pas ailleurs.

[1] G. Deleuze et F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 32.

[2] Cette introduction doit beaucoup à l’apport de Jean-Yves Mondon, qui a dû abandonner Narrations Post-coloniales en cours de route.

[3] Miguel Mellino, La critica postcoloniale, Rome, Meltemi, 2005.

[4] Gayatri C. Spivak, Critica della ragione postcoloniale, Rome, Meltemi, 2004. (A Critique of Postcolonial Reason : Toward a History of the Vanishing Present, Cambridge, Harvard University Press, 1999.)

[5] Robert Young, Postcolonialism : A Historical Introduction, Oxford, Blackwell, 2001.

[6] Sur la question du stéréotype dans le discours colonial voir en particulier Homi Bhabha, « The Other Question : Stereotype, Discrimination and the Discourse of Colonialism », in The Location of Culture, Londres, Routledge, 1994.

[7] Homi Bhabha, « On Mimicry and Men », in : The Location of Culture, op. cit.

[8] « Les Subalternes peuvent-elles parler ? » traduction en français par Jérôme Vidal, à paraître aux Éditions Amsterdam, 2007.

[9] Alice Walker, « In the Closet of the Soul : a Letter to an African-Americain Friend », Ms. Magazine, n° 15, 1986.

[10] Cherrie Moraga, « Chicana Feminism as Theory in the Flesh » in Cherrie Moraga & Gloria Anzaldua, This Bridge Called My Back : Writings by Radical Women of Color, San Francisco, Aunt Lute Press, 1981.

[11] Gloria Anzaldua, Haciendo Caras/Making Face, Making Soul : Creative and Critical Perspectives by Women of Color, San Francisco, Aunt Lute Press, 1990.

[12] « Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure », Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, op. cit., p. 29.

[13] M. Jacqui Alexandre Chandra Talpade Mohanty, « Feminist Genealogies », in Colonial Legacies, Democratic Futures, Routledge, 1997.

[14] Beatriz Preciado, « Savoirs_Vampires@War », in Multitudes n° 20, 2005.

[15] F. Tobing Rony, The Third Eye. Race, Cinema, and Ethnographic Spectacle, Durham, Duke University Press, 1996.

Tag(s) : #reflexions
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :