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Jean Mouhouv Amrouche

L’ETERNEL JUGURTHA

Propositions sur le génie africain

 

Ce texte, écrit en 1943, fut publié dans L’Arche en 1946

 

« Kabyle de père et de mère, profondément attaché à mon pays natal, à ses mœurs, à sa langue, amoureux nostalgique de la sagesse et des vertus humaines que nous a transmises sa littérature orale, il se trouve qu'un hazard de l'histoire m'a fait élever dans la religion catholique et m'a donné la langue française comme langue maternelle.

 

Je suppose, pour plus de commodité, qu'il existe un genie africain; un faisceau de caractères premiers, de forces, d'instincts, de tendances, d'aspirations, qui se composent pour produire un tempérament spécifique. Je n'en proposerais pas une explication à proprement parler, mais une simple description. Jugurtha représente l'Africain du Nord, c'est-à dire le Berbère, sous sa forme la plus accomplie: le héros dont le destin historique peut être chargé d'une signification mythologique. On devra néanmoins se garder de simplifier à l'extrême si l'on veut expliquer le présent par le passé. Les équations Rome = Occident = France Ordre de Jugurtha = Maghreb = Désordre Révolte, sont ensembles vraies et fausses. Car le Maghrébin moderne combine dans un même homme son hérédité africaine, l'Islam, et l'enseignement de l'Occident.

 

Je sais bien où m'attend Jugurtha : il est partout présent, partout insaisissable; il n'affirme jamais mieux qui il est que lorsqu'il se dérobe. Il prend toujours le visage d'autrui, mimant à la perfection son langage et ses mœurs; mais tout à coup les masques les mieux ajustés tombent, et nous voici affrontés au masque premier: le visage nu de Jugurtha; inquiet, aigu, désespérant. C'est à lui que vous avez affaire: il y a dix-huit millions de Jugurtha, dans l'île tourmentée qu'enveloppent la mer et le désert, qu'on appelle le Maghreb.

 

On reconnaît d'abord Jugurtha à la chaleur, à la violence de son tempérament. Il embrasse l'idée avec passion; il lui est difficile de maintenir en lui le calme, la sérénité, l'indifférence, où la raison cartésienne échafaude ses constructions. Il ne connaît la pensée que militante et armée pour ou contre quelqu'un. Il aperçoit l'idée pure comme un éclair au flanc de l'orage. L'imagination aussitôt s'en empare, lui donne une forme et l'exagère en vision. Privé de la chaleur de l'enthousiasme et du ragoût de l'émotion, Jugurtha se désintéresse du lent progrès de la pensée abstraite. Il est poète; il lui faut l'image, le symbole, le mythe.

Sans cesse il passe du réel à l'imaginaire et de l'imaginaire au réel, apercevant des relations singulières, des similitudes et des dissemblances, progressant de métaphore en métaphore, sautant de parabole en parabole, sans conclure ni décider, car pourquoi ceci plutôt que cela qui en est le contraire?

Parfois l'imagination surchauffée, et comme ivre de sa fécondité spontanée, poursuit son aventure de vision en vision, sans se préoccuper le moins du monde de les ordonner, de leur donner un sens avec quelque rigueur. Poser une proposition clairement définie, et suivre le paisible déroulement de ses conséquences logiques, raisonner en un mot, Jugurtha certes en est capable, à la condition que la passion l'y porte et qu'un grand effort de volonté le contraigne à l'application.

Mais il faut qu'il s'y donne tout entier, y prenant le même plaisir qu'à la rêverie, car sa nature répugne à un exercice où toutes ses puissances ne se trouvent pas engagées toutes à la fois. Son climat de prédilection, celui où il se sent vraiment vivant, c'est le climat de la passion et de la lutte. Pourquoi sans doute, alors qu'il n'est pas plus courageux qu'un autre, il aime le baroud pour le baroud.

La grandeur du caractère réside dans la Constance. Elle se manifeste bien plus dans les petites besognes que dans les grandes; qui n'est pas capable de s'attacher aux petites besognes n'est pas capable non plus de mener à fin les longs desseins, qui exigent continuité et persévérance dans l'effort.

Jugurtha est spontanément noble; il a du goût pour le drapé, pour l'emphase qu'il ne distingue pas nettement de l'enflure. Il se plaît à la controverse, changeant de camp pour le plaisir. Il s'élève parfois d'un élan, parce que c'est dans l'ordre de son génie, jusqu'au sublime, mais il est peu capable de composer, pour en faire une œuvre digne de ce nom, des fragments souvent admirables qui ont pris naissance dans une flambée d'enthousiasme.

Après ces envolées furieuses, Jugurtha, brusquement, tombe en perte de vitesse et plonge dans un abîme de dégoût et d'indifférence. En vain en appellerait-on à sa raison! Assurez-lui que la tâche abandonnée était belle et utile, qu'il en aurait tiré avantage, gloire et profit. Soyez éloquent, pressez-le de paroles émouvantes, et obtenez de lui qu'il se range à votre avis; faites davantage encore si votre cœur s'intéresse à son aventure, et forcez-le jusqu'à ce qu'il soit convaincu.

Vous vous dépensez en vain, vous dis-je, car Jugurtha sait ce dont il est virtuellement capable, que la valeur d'un homme se mesure à ses actions, et que seule la main ouvrière peut achever ce que l'esprit a commencé.

 Il vous attendait ici précisément: que l'homme soit capable de, certes; mais qu'il doive donner carrière à son pouvoir: pourquoi? Est-il Dieu, pour qu'on attache une telle importance à ses jeux? N'est-il pas mortel, et périssables ses palais retentissants de vanité? Ne vivons-nous pas sur le flanc d'un fauve qui tout à coup s'ébroue et jette bas nos édifices de sable et d'argile? Le vent du Sud et la trombe tournoyante restituent au désert en une saison vos vergers et vos champs...

 

Il faudrait planter dans le cœur de Jugurtha l'arbre d'une foi nouvelle, la foi dans l'homme. Non pas la certitude: la foi. Lui remontrerez-vous que l'homme est ce qu'il devient, qu'il est tout en tire contenu dans ce qu'il fait. Jugurtha peut apprendre les règles de ce jeu en apparence tout nouveau; mais une voix profonde en lui murmure que l'homme est moins que tout cela encore, qu'il n'est rien que l'ombre d'un voyageur sans bagage

a suivre

Tag(s) : #reflexions
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