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Un pouvoir, quel qu'il soit, est un élan vital, à la fois autonome et dépendant comme le coeur humain ; c?est l?expression du consensus d?une communauté. Comme tel, il possède une logique de mouvement, qui peut varier, mais rarement être détournée. L?alternance au pouvoir d?hommes aux options politiques différentes en est la preuve et c?est dans leur diversité que se nourrit cette logique de mouvement qui sait organiser, de façon implacable, le « partage »[1] entre les courants qui parcourent sans cesse la société.
Trois grands moments, récents, ont modelé la société algérienne actuelle. Celui de la guerre et de l?indépendance (1954-1965) ; celui de la construction de l?Etat et du développement économique (1954-1980) ; celui, enfin, de la transition, problématique, vers une nouvelle société civile (1980-1992).
 
Ø      La mise en place des invariants du système politique
Les deux premiers moments correspondent à un comportement de la population fondé sur des exigences relativement non contradictoires, et une conduite du pouvoir qui, chaque fois, ont été caractérisées par des capacités de résistance et d?anticipation remarquables.
La première phase fut celle de l'émergence d'une forme de pouvoir répondant à une double préoccupation ; la conduite de la guerre de libération d'une part, l'appropriation de la base économique de l'indépendance, d'autre part.
La seconde a eu pour finalité principale de développer des infrastructures sociales et économiques susceptibles « d?amortir » l?impact du processus de remise en cause des souverainetés par le système économique international.
Moments privilégiés, où certains d?entre nous avaient conscience, à tout instant, et dans presque tous leurs actes, de vivre l?avenir.
 
Les objectifs visés pour chaque phase ont toujours été explicités, dans l?action, par des textes doctrinaux qui sont l?illustration de ces capacités à anticiper les grandes évolutions et à se situer dans l?espace et le temps.
L?organisation du pouvoir et de la société, des années 60/70, est, toute entière, dans celle qui apparaît après le Congrès de la Soummam en 1956 : un pouvoir, pour longtemps encore, secret et peu enclin à élargir sa base ; tendu, car soucieux de récupérer les richesses nationales et de maintenir la paix sociale ; une société déracinée des (et dans) les campagnes, avide de percevoir les dividendes sociaux d?une longue lutte, en se précipitant sur les villes.
Quand le Président Boumédienne prend effectivement le pouvoir, le 19 juin 1965, il utilise un concept politique significatif de cette continuité, celui de « réajustement révolutionnaire ». Tout s?est passé comme si, non seulement l?intervention de l?armée a évité que soit dévié le schéma de travail conforté depuis 1956, mais encore que le centre de gravité du pouvoir a été ramené, officiellement, là où il a toujours été. L?armée devenant, pour longtemps le moyen de ce réajustement.
 
Ø      Eléments pour un débat
Paradoxalement, la phase 1965/1980 n?a  pas comporté de véritables débats de société, ni de
problème de légitimité. Elle fut marquée une intense activité, beaucoup plus économique et
diplomatique qu?institutionnelle,  dont la motivation principale était de consolider le lent
mouvement d?émergence de la nation avant que le processus de laminage des Etats-nations ne se mette en ?uvre, dans le monde.
 
D?ailleurs, les lignes essentielles de cette démarche ont été tracées, a posteriori, comme si les hommes politiques avaient pris conscience d?une logique qu?ils avait suivie spontanément. Les discours du Président Boumediene devant la session spéciale des Nations unies sur les matières premières en 1974 et la Charte nationale adoptée en 1976, témoignent de cette démarche et de ce souci d?inscrire les actions dans la continuité d?une certaine légitimité.
 
Période caractérisée par un développement à marche forcée, pendant laquelle l'Algérie investissait plus de 40% de son PIB, mettant ainsi la population en situation d?apprécier, le moment venu, le coût et l?impact des changements d?orientation et des réformes, sur ses conditions de vie. Les liens entre ces choix internes de développement et l?organisation d?un monde bipolaire ne furent, d?ailleurs, pas perçus par les équipes dirigeantes qui accédèrent au pouvoir à la mort du Président Boumediène.
 
Car, les années 80 furent celles de l?ambiguïté. Les deux superpuissances l?entretenaient. A un communisme réformateur, répondait un néo libéralisme, anglo-américain, poussé à l?extrême. Pour l?Algérie, cette ambiguïté s?exprima par le désarroi d?un pouvoir politique qui, au lieu d?anticiper la transition vers l?économie de marché, en recomposant la hiérarchie de ses choix économiques, a focalisé son imagination sur le passé récent, ne sachant pas, par ailleurs, dans quel camp il allait puiser la libéralisation du système économique et social qui l?avait créé.
 
Dans l?ambiance de perestroïka et de « réaganomie » régnante, le pouvoir a privilégié la révision du système économique sur sa fonction d?anticipation, réunissant ainsi les conditions de sa propre contestation ; oubliant, par contre, qu?il portait en lui les clés d?adaptation. La recherche d?un « moins d?Etat » s?est transformée en gel des activités de l?Etat et en dégénérescence du pouvoir.
 
L?essence de tout pouvoir, en courte période, n?est-elle pas, en définitive, de préparer et de modeler, souvent à son insu, celui qui lui succédera, et ce jusqu?au moment où, par recomposition interne, les équilibres essentiels auront été trouvés ? Le pouvoir produit le pouvoir. Ceci est la conséquence de la volonté plurielle et diverse des hommes de vivre dans une seule et même société : cette unité étant, alors, le garant de leur diversité.
 Lorsque les hommes au pouvoir faillissent à cette fonction, et que la recomposition n?est pas encore accomplie, alors vient, effectivement, le temps du questionnement, des crises et du désarroi, dû à leur incapacité » à ré agencer les outils, invariants, dont ils pensent pouvoir disposer.
 Il en fut ainsi, par exemple, en Algérie où le pouvoir est entièrement tributaire de sa base économique. Mais alors, plus que partout ailleurs, ses caractéristiques sont largement déterminées par les décisions qu?il prend dans ce domaine.
 Car, en matière d?infrastructures industrielles, économiques et sociales, l?investissement est littéralement l?expression de l?avenir. L?Algérie des années 80 est celle qui résulte des décisions de planification prises entre 1967/74. Aussi, lorsque le pouvoir proposa de vivre autrement, en 1980, cela ne pouvait être qu?une utopie économique ou un slogan creux.[2]
 La période précédente prenait en compte, dans les investissements réalisés, les perspectives de ralentissement de l?activité économique mondiale donc, la chute des prix de matières premières, le nécessaire redressement de la production agricole et enfin la promotion des ressources humaines. Arrêter ou différer une telle dynamique, revenait, tout simplement, à accentuer le malaise social et à remettre en cause le pouvoir de ceux qui l?exerçaient. Le ralentissement de l?investissement et le gel progressif des activités du secteur d?Etat furent, dans une certaine mesure, beaucoup plus responsables de la crise de 1988, en Algérie, que la chute des prix du pétrole.
 Cette même crise n?aurait-elle pas éclaté plus tôt, si l?Algérie n?avait pas engagé un processus d?accumulation dans les années 70 ? Le pouvoir s?est donc trouvé, pour la première fois de son histoire, en rupture avec le « logiciel » qui l?avait fondé et qui, jusqu?ici, lui assurait sa pérennité.
 Toute pause dans ce processus continu de recomposition, signifie désarroi du pouvoir face à un monde en perpétuel mouvement.
 
Ainsi, au lieu de consacrer son énergie à préparer des réponses cohérentes aux exigences futures d?un monde axé sur l?ouverture des marchés, la marginalisation du tiers-monde, l?émergence de pays intermédiaires dans les relations internationales et, enfin, de s?adapter à une société algérienne que le développement avait rendue plus attentive à la participation démocratique ; le pouvoir s?est dispersé. En croyant « retoucher » sa forme, il s?est privé de l?énergie qui tenait assemblées ses différentes composantes, oubliant que, dans le cas présent, le style faisait le fond.
 Il a été amené à désinvestir dans les éléments primordiaux de sa composante, dans cette étape : l?économie et la pensée sur le pouvoir politique. La critique du passé récent a conduit à l?élimination stérile des cadres, et à préconiser des réformes dont la caractéristique a été, principalement, de déstabiliser ses propres bases, de ralentir l?activité économique, donc de la rendre plus sensible aux variations de ressources provenant du gaz et du pétrole.
 En voulant se démarquer de ses prédécesseurs, sans organiser de nouvelles formes de participation, le pouvoir s?est focalisé sur les luttes politiciennes et a amoindri ses capacités d?anticipation. Il n?a pu ni ouvrir l?économie, ni préparer la transition à la gestion démocratique ; en un mot il n?a pas su assumer ses sources. Les hommes se sont heurtés à leur propre pouvoir, faute d?en avoir saisi l?essence.
 Car, ouvrir l?économie aux lois du marché n?est pas un exercice d?école. C?est, en tout état de cause, un système autrement sophistiqué que l?économie administrée. Par ailleurs, la libéralisation économique est très rapidement synonyme de spéculation et de « bazar », dans les pays en développement. L?Algérie a connu alors ces deux maux ; « Trabendo » de luxe et petits trafiquants de la valise. Mais, point de secteur privé productif réunissant ainsi, très rapidement, les principaux facteurs de crise sociale : chômage sur fond de spéculation. Autant de tensions dangereuses pour la cohésion sociale et donc le pouvoir.
 L'ouverture politique, quant à elle, fut simulée et, pendant dix ans, la participation à la gestion de la vie municipale, départementale, législative et à la gestion des entreprises, qui avait commencé à s?exercer, timidement, mais de façon pédagogique, au cours des années 70, fut monopolisée par un FLN[3], qui apparaissait, ainsi, comme l?outil de contestation du passé et, simultanément, le frein à des réformes dont personne ne comprenait la finalité.
 Ce désarroi, cette indécision, mais aussi cette constance dans la recherche de la désarticulation des infrastructures et de la société ont, selon la logique des phases précédentes, contribué à caractériser le pouvoir en Algérie dans les années 90.
 Un pouvoir ayant perdu ses marques ; une société réduite au chômage et contrainte, devant tant de flou, de prêter l?attention, momentanément, à d?autres valeurs.
 Indécis sur l?essentiel, les hommes au pouvoir ont crû trouver, dans le multipartisme de façade, la solution à la demande socio politique d?ouverture. Fausse réponse et faux débat, mais vrai  alibi à leur manque d?imagination. L?apport fondamental de cette période ne peut se déchiffrer que comme un négatif photographique.
Ce sera la problématique recomposition des invariants du pouvoir, la nécessaire unicité du centre final de décision, la collégialité dans l?exécution et, enfin, l?expression plurielle sur fond de valeurs culturelles communes. Le progrès pour la société étant, alors, dans la dynamique et l?interactivité de ces différents éléments.
 
En lisant un tel constat, certains diront qu?il n?y a rien de bien particulier à l?Algérie et que de nombreux pays, riches ou pauvres, partagent la même condition. Cela est vrai, mais dans le cas algérien, ce qui est en cause ce sont les raisons qui ont stérilisé, momentanément, cette faculté d?anticipation au point d?affaiblir la capacité de résistance aux grandes évolutions mondiales, régionales et nationales que ce pays allait connaître.
 
 


[1] Au sens que lui donne Michel Foucault dans l?histoire de la folie à l?âge classique : « on pourrait faire une histoire des limites, de ces gestes obscurs, nécessairement oubliés, par lesquels une civilisation rejette quelque chose qui sera pour elle l?Extérieur ; et tout au long de son histoire, ce vide creusé, cet espace blanc par lequel elle s?isole, la désigne tout autant que ses valeurs, elle les reçoit et les maintient dans la continuité de l?histoire ; mais en cette région dont nous voulons parler, elle exerce ses choix essentiels, elle fait le partage qui lui donne le visage de sa positivité ; là se trouve l?épaisseur originaire où elle se forme. » Cité par F. Braudel in Grammaire des Civilisations, Edition Flammarion Champs. P. 64.
[2] Ce fut d?ailleurs le slogan du IVème Congrès du FLN : « pour une vie meilleure ».
[3] « Parti qui s?est mis à exister au moment où  nul  n?en avait plus besoin. » El Kenz cité par El Watan du 12/06/94 p.15.v
Tag(s) : #économie et politique
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